Le 3 janvier, lors de ses vœux à la presse, Emmanuel Macron a laissé entendre qu’il souhaitait légiférer sur les fake news et sur les plateformes les hébergeant afin de « protéger la vie démocratique » en période électorale. Recours évoqués : les juges des référés et le CSA. Rappelons d’abord qu’un texte de loi, relativement désuet, jamais invoqué, mais non abrogé, existe déjà sur le sujet. Il est extrait de la célèbre loi du 29 juillet 1881 qui régit la liberté de la presse.
L’article 27 prévoit en effet de punir d’une amende de l’équivalent de 45 000 euros « la publication, la diffusion ou la reproduction par quelque moyen que ce soit de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler ». La disposition « par quelque moyen que ce soit », ajoutée ultérieurement, permet de toucher l’ensemble des médias, écrits, audiovisuels ou électroniques. L’article est donc utilisable contre les fake news. Et comme le remarque l’avocat François Sureau, « si on y tient absolument, on pourrait substituer ou ajouter le motif tiré de la paix publique prévu à cet article par un motif tiré de la nécessité de garantir la sincérité des scrutins ».
Dans leur grande sagesse, les législateurs de l’époque avaient prévu large. Rappelons le contexte. Comme le souligne l’historien des médias Christian Delporte, « la question de la vérité a été fondatrice d’une presse française qui a toujours été politique et s’est érigée en censeur du politique et en sentinelle du peuple, selon le mot de La Rochefoucauld ». Mais, depuis l’inscription de la liberté d’opinion en 1789 dans la Déclaration des droits de l’homme (article 11), celle-ci n’avait cessé d’être bafouée avec une égale détermination par les pouvoirs révolutionnaire, napoléonien, monarchiste et même républicain, en 1875. La presse, qui était alors surtout d’opinion et non d’information, était vue comme une menace pour tout gouvernement qui avait mis en place un arsenal préventif – autorisation, cautionnement, droit de timbre – afin de museler les opinions divergentes. L’opinion inscrite comme liberté en 1789 pouvait, au pays des libertés, devenir un délit.
Un catalogue de restrictions
Qui sont les républicains qui vont, à partir de 1876, déposer et discuter une vraie loi visant à l’abrogation de tous les décrets qui restreignaient la liberté de la presse ? Depuis la chute du gouvernement Thiers, en 1873, l’« ordre moral » était au pouvoir et les suppressions ou suspensions de journaux républicains se multipliaient. En 1876, le rapport de force commence à s’inverser et les républicains, de nouveau majoritaires à la Chambre, lancent l’idée d’une grande loi. Mais ils hésitent, encore fragiles. C’est justement sur le sujet de la liberté de la presse qu’éclate la grande crise du 16 mai 1877 où le président de la République, Mac-Mahon, obtient la démission de son président du Conseil, Jules Simon, qui y était favorable. La Chambre est dissoute, des élections sont organisées au cours desquelles, pour la dernière fois dans notre histoire, le gouvernement de Broglie, conservateur, via la Direction de la presse, tente par tous les moyens de propagande et de coercition d’entraver la campagne de ses rivaux républicains. Cette « mauvaise manière » marque les esprits et incite les députés républicains, une fois vainqueurs, à reprendre le débat à bras le corps.
Fin 1878, une nouvelle proposition est déposée, une commission de 22 membres étant chargée de rendre un rapport sous la présidence d’Émile Girardin, un libéral, grand patron de presse. « Mais on s’était tellement battu au XIXe siècle pour la liberté de la presse qu’il existe une quasi-unanimité pour voter cette loi à laquelle seuls 4 députés s’opposent », explique l’historien Christophe Charle.
En 1881, quelques points de divergence, vite résolus, sont cependant apparus durant les discussions. Aux députés qui voulaient inclure l’outrage à la République dans les délits, Clemenceau a répondu que « la République vit de liberté », sait très bien se défendre toute seule et qu’entre la répression et la liberté « il faut avoir le courage de faire son choix ». Les plus radicaux ont proposé en revanche qu’il n’y ait pas de délit spécial, la presse devant relever du droit commun et non du pénal. Ils n’ont pas obtenu gain de cause. Les députés voulaient bien accorder la liberté la plus large, supprimer le délit d’opinion, mais la presse devait tout de même être surveillée. « Si l’article 1 admet le principe de la liberté, le reste des articles n’est qu’un catalogue de restrictions, précise Renaud Le Gunehec, avocat, spécialiste du droit de la presse. Certes, on passe d’un régime de sanctions a priori à des sanctions a posteriori, mais la loi n’est guère libérale. Elle prévoit cependant des mécanismes très chafouins qui compliquent les poursuites contre la presse. Nuance essentielle. »
La dépêche d’Ems
« Cette loi de 1881 était prévue pour favoriser l’essor des journaux républicains, elle s’accompagne donc de garde-fous contre ceux qui porteraient des attaques contre la République », explique Christian Delporte. « Le contexte, ajoute Christophe Charle, est la crainte d’une presse catholique qui attise les conflits, dénonce les mesures du gouvernement dans la loi sur les congrégations, l’instruction laïque. Le climat d’affrontement est très violent, certains appellent à la revanche contre l’Allemagne dont les républicains ne veulent pas car ils veulent d’abord imposer leurs réformes. » D’où cet article 27, qui, en plus des diffamations et injures, les provocations aux crimes, les outrages aux bonnes moeurs, l’offense au président de la République, réprime la publication de fausses nouvelles pouvant troubler l’ordre public. « On a encore en mémoire la guerre de 1870 et le piège de la dépêche d’Ems [un texte rédigé par Bismarck qui rendait compte, d’une manière très insolente, de la réponse négative que le roi de Prusse donnait à une entrevue réclamée par l’ambassadeur de France, NDLR], manipulation allemande relayée par les journaux, qui a entraîné le conflit », explique Delporte. « Le souvenir des troubles autour des incendies de la Commune n’est pas loin », estime de son côté François Sureau.
Par ailleurs, la presse, à l’époque, est très corrompue, susceptible d’être achetée par des intérêts étrangers ou privés. Il faut donc se prémunir. Il est significatif qu’à l’époque certains députés aient émis des doutes sur les risques qu’il y avait, selon eux, à laisser les juges apprécier la fausseté d’une nouvelle. Risques qui pourraient se représenter. « Mais l’article en lui-même ne sera jamais invoqué en temps normal, ajoute Delporte. Seule l’instauration de la censure en temps de guerre appliquera ce terme de fausse nouvelle au défaitisme, ce qui permettra de suspendre des journaux et même de condamner à mort certains journalistes. » Du reste, l’article 27 sera étendu aux fausses nouvelles affectant le moral de l’armée et l’effort de guerre.
Esprit plus répressif
Le formalisme de la loi, autrement dit, la complexité de ses procédures, va déboucher sur une presse à même de déclencher des scandales et d’attaquer des hommes politiques. « Même le président Casimir-Perier, après une campagne calomnieuse à son encontre, perdra son procès », rappelle Christophe Charle. La loi de 1881 a cependant été souvent utilisée pour traduire devant la justice des journalistes. Le contentieux est si massif qu’une chambre est destinée à cet usage exclusif à la cour d’appel de Paris. Avec quelle sévérité ? « Cela dépend de l’air du temps et du sujet », répond Renaud Le Gunehec, qui constate ainsi que, depuis une dizaine d’années, le secret des sources est moins bien protégé, la jurisprudence liée à l’essor d’Internet s’infléchissant vers un esprit plus répressif.
La réponse adaptée aux fake news, c’est l’exercice de la démocratie qui est l’exercice solitaire du jugement du citoyen, et non son infantilisation dans une grande nurserie.
Concernant Internet et les réseaux sociaux, au cœur des préoccupations d’Emmanuel Macron, l’avocat François Sureau pointe du doigt la sophistication nouvelle des processus de diffusion : « On peut mélanger les bonnes sources, les propos politiques, les véhicules électroniques, le détournement d’algorithmes publicitaires, le tout en comptant sur la crédulité des lecteurs. Et tout cela en bénéficiant de la connivence des plateformes « respectables » que tout le monde utilise (Facebook, Twitter, etc.). Quant aux médias traditionnels, parce qu’ils sont souvent déficitaires et soucieux d’accroître leurs recettes publicitaires, ils s’ouvrent volontiers au sensationnalisme : ce sont les rubriques « ailleurs sur le Web » ou sponsored articles. » Bref, le problème est immense, mais l’appel au juge des référés est-il la bonne solution ? « Ce juge est celui de l’évidence. Il sera d’autant plus prudent qu’il s’agit de liberté de l’information. Le résultat, c’est que dans la plupart des cas il rejettera les recours. La conséquence est simple : la nouvelle mensongère, parce qu’elle aura fait l’objet d’un refus de censure de la part du juge, sera considérée comme vraie. Et son crédit sera accru d’autant. »
Démocraties fragilisées
Sureau pose d’autres questions qui n’ont pas été soulevées : pourquoi se limiter aux opérateurs et non aux propos des candidats ou des ministres ? Pourquoi s’en tenir à la période de la campagne électorale, alors qu’un candidat pourrait avoir été torpillé au préalable par une fausse information ? Considère-t-on le citoyen majeur avant le début de la campagne, mineur ensuite, devant s’en remettre à la science infuse du juge ou du CSA ? « La réponse adaptée aux fake news, c’est l’exercice de la démocratie qui est l’exercice solitaire du jugement du citoyen, et non son infantilisation dans une grande nurserie. Les risques des propagandes mensongères sont énormes, c’est entendu, mais le pari de la société libre, c’est que l’intelligence de ces membres saura les déjouer. C’est un pari total. On ne peut pas ruser avec lui. On ne peut pas réglementer dans les coins. » On songe au portrait subtil que Mona Ozouf dessinait l’an dernier de Jules Ferry. Hanté par le projet de faire durer la République loin des chaos hystériques et autoritaristes de notre Histoire, le chef du gouvernement qui promulgua la loi du 29 juillet 1881 était partagé entre le souci de l’unité spirituelle de la nation et la nécessité de la liberté et de son exercice, même si celui-ci pouvait être source de désordre. Une liberté de conscience et d’examen, la seule à même d’ancrer la démocratie dans les esprits.
Mais les exemples américain ou anglais (élection de Trump, Brexit) ont démontré que nos démocraties, fragilisées, ne sont plus à l’abri d’une déferlante délibérée de fausses nouvelles. Sureau ne nie pas le danger. « Imposer des obligations de transparence aux plateformes, et qu’on puisse connaître les « donneurs d’ordre », pourquoi pas ? Mais s’il s’agit d’organiser un référé spécifique allant au-delà de la loi de 1881, qu’on le borne à des hypothèses avérées de fabrication de documents permettant des actions de propagande massives. Et que le juge ne soit saisi que de cela. »
À la lumière de certains épisodes récents, on constate qu’Internet et les réseaux sociaux sont aussi le prétexte saisi par les politiques pour écorner sérieusement cette liberté de la presse. Dernier exemple en date : les amendements déposés par trois sénateurs de tous bords durant l’été 2016 lors du vote de la loi Égalité et citoyenneté. Ces amendements visaient à prolonger de trois mois à un an la prescription pour un article paru sur Internet, souhaitaient pouvoir requalifier tous les délits de presse en cours de procédure, une atteinte à son formalisme, et permettre de ne plus passer par cette loi contraignante pour réprimer tout abus de la liberté d’expression. Devant la levée de boucliers déclenchée, ils ont été retoqués par l’Assemblée. Mais la nouvelle donne des réseaux sociaux, et son flot de messages qui inonde notre monde numérique, pourra-t-elle être maîtrisée par une reformulation de la loi de 1881 comme le souhaite Emmanuel Macron, fondée sur le mécanisme du juge qui officie a posteriori ? Pas certain. Au contraire, pour Le Gunehec, cette « conversation permanente » de la planète pourrait avoir raison même de la loi et déboucher sur une autorégulation qui ne serait, là encore, qu’un exercice intelligent de la démocratie.
À lire :
« Histoire de la presse en France », de Christian Delporte (Armand Colin).
« Pour la liberté », de François Sureau (Tallandier).
« Jules Ferry. La liberté et la tradition », de Mona Ozouf (Gallimard).
Un acquis de la Révolution malmené par le XIXe siècle
26 août 1789 La liberté d’expression – et donc de la presse – est inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’article 11 stipule que tout citoyen est libre de fonder un journal, principe réaffirmé dans la Constitution de 1791.
29-31 mars 1793 Un décret promulgué sous la Terreur remet en question cette liberté.
3 août 1810 Par décret, il n’y a plus qu’un journal politique dans chaque département, placé sous l’autorité du préfet. Puis la censure est rétablie. Seul Le Moniteur est habilité à parler politique ; Napoléon en rédige parfois les articles sous pseudonyme.
Juillet 1815 Une ordonnance supprime la censure. Mais la presse reste soumise à la validation préalable des articles par un rédacteur désigné par les autorités au sein du journal.
1822 La loi de 1819, qui libéralise le droit de la presse, est abrogée.
25 juillet 1830 Une ordonnance rétablit la censure absolue. Elle sera une des causes de la révolution de 1830, initiée par des journalistes politiques.
1848 L’article 8 de la Constitution de la IIe République française réinscrit la liberté de la presse.
17 février 1852 Des décrets encadrent de nouveau la création et la publication des journaux.
11 mai 1868 Une loi préfigure la liberté de la presse en supprimant dans son article 1 l’autorisation préalable obligatoire. Seuls subsistent le cautionnement et la déclaration avant publication.
29 juillet 1881 Loi sur la liberté de la presse. Seuls 4 députés votent contre.
Une liberté très encadrée
Adoptée le 21 juillet 1881, la loi comporte 70 articles dont la plupart sont des restrictions à la liberté de la presse, une fois ce principe posé. En voici un éventail. Article 1 : l’imprimerie et l’édition sont libres. Article 13 : le droit de réponse d’une personne mise en cause doit être inséré dans les trois jours pour un quotidien ou dans le numéro suivant pour un autre périodique. Article 29 : toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. Article 65 : la prescription des poursuites est réduite à trois mois afin de protéger la liberté de la presse, mais la mise en ligne d’un article renouvelle ce délai de trois mois.
http://www.lepoint.fr/editos-du-point/sebastien-le-fol/1881-la-vraie-loi-contre-les-fausses-nouvelles-12-01-2018-2185942_1913.php